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Entre le 8 et le 14 avril, ils bénéficièrent d’un temps constamment radieux. Le soleil flamboyait dans un ciel sans nuages, et parfois la température dépassait seize degrés en milieu de journée. Des taches brunes commencèrent à apparaître dans le champ, derrière la grange impeccable d’Annie. Paul s’enfouissait dans son travail pour ne pas avoir à penser à sa voiture, dont la découverte devait avoir eu lieu depuis longtemps. Son écriture n’en souffrait pas, contrairement à son humeur ; il avait de plus en plus l’impression de vivre dans un nuage d’orage et de respirer une atmosphère chargée jusqu’à la gueule d’électricité statique. Chaque fois que la Camaro surgissait dans sa tête, il battait le rappel de sa police mentale et le souvenir repartait pieds et poings liés dans ses oubliettes cervicales. Le problème était la propension qu’avait cette saloperie à s’évader et à réapparaître, sous une forme ou une autre.

Il rêva une nuit que Mr Rancho Grande rendait de nouveau visite à Annie Wilkes. Il descendait de sa Chevrolet Bel Air impeccable, tenant un morceau de pare-chocs de la Camaro dans une main, le volant de l’autre. Cela vous appartient-il ? demandait-il à Annie.

Paul s’était réveillé dans un état d’esprit rien de moins que joyeux.

Annie, de son côté, n’avait jamais été d’aussi bonne humeur qu’elle le fut pendant cette semaine ensoleillée de printemps précoce. Elle fit de grands nettoyages ; elle se lança dans des recettes de cuisine compliquées (bizarrement, toutefois, tout ce qu’elle préparait avait un même goût de cuisine industrielle, comme si le fait d’avoir mangé dans des cafétérias d’hôpital pendant des années avait d’une certaine manière perverti les quelques dons culinaires qu’elle aurait pu avoir). Chaque après-midi elle emmitouflait Paul dans une grosse couverture bleue, lui enfonçait une casquette de chasse verte sur la tête et le poussait jusque sous le porche à l’arrière de la maison.

Pour ces sorties il emportait un Maugham avec lui, mais il lisait rarement – se trouver de nouveau à l’extérieur était une expérience trop vaste pour pouvoir se concentrer sur quoi que ce soit d’autre. Il se contentait donc de rester assis, à humer l’air frais et doux qui le changeait de l’atmosphère confinée de la chambre avec ses vagues relents d’hôpital, à écouter le léger tintinnabulement des gouttes tombant des stalactites de glace et à observer l’ombre des rares nuages glisser, avec une régulière et majestueuse lenteur, sur les champs où fondait la neige. C’était ce qu’il y avait de mieux.

Annie chantonnait ; elle avait la voix juste, mais un timbre bizarrement creux. Elle pouffait comme une enfant aux gags de m*a*s*h et de wrkp, riant particulièrement fort aux plaisanteries légèrement ratées (la plupart, dans le cas de celles de wrkp.) Infatigable, elle inscrivait tous les nN manquants pendant que Paul finissait les chapitres 9 et 10.

Puis arriva le 15 ; la journée commença par une aube morne de nuages chassés par le vent, et Annie changea. Cela tenait peut-être, se dit Paul, à la chute du baromètre. Une explication qui en valait une autre.

Elle ne fit sa première apparition avec les médicaments qu’à neuf heures – déjà il souffrait terriblement de ne pas les avoir pris, au point qu’il envisageait sérieusement d’avoir recours à sa réserve secrète. Il n’eut aucun petit déjeuner. Seulement les gélules. Elle arriva encore vêtue de sa robe de chambre rose matelassée. Il remarqua, avec une inquiétude grandissante, qu’elle avait des marques rouges sur les joues et les bras, comme celles de coups de fouet. Il aperçut aussi des éclaboussures visqueuses de nourriture sur la robe de chambre, et elle n’avait réussi à enfiler qu’une seule de ses pantoufles. Pof-shiii, pof-shiii, faisaient les pieds d’Annie tandis qu’elle approchait de lui. Pof-shiii, pof-shiii, pof-shiii. Les cheveux pendaient en mèches sur son visage. Elle avait le regard terne.

« Tenez », fit-elle en lui lançant les gélules.

Elle avait également les mains couvertes de débris divers ; des trucs rouges, des trucs bruns, des trucs blancs, qui lui collaient à la peau. Paul n’avait aucune idée de ce que c’était. Il valait peut-être mieux ne pas le savoir. Pof-shiii, pof-shiii, pof-shiii.

« Annie ? »

Elle s’arrêta mais ne se retourna pas. Elle paraissait encore plus massive ainsi, les épaules gonflant la robe de chambre rose, les cheveux comme un casque qui aurait beaucoup servi. La femme de Cro-Magnon jetant un coup d’œil à l’entrée de sa caverne.

« Est-ce que ça va bien, Annie ?

— Non », répondit-elle d’un ton indifférent, se tournant cette fois.

Elle lui adressa un regard toujours aussi terne et se pinça la lèvre inférieure entre le pouce et l’index de la main droite. Puis elle la tira et la tordit, tout en pinçant en même temps à l’intérieur. Du sang commença à couler entre la lèvre et la gencive, puis déborda et dégoulina le long de son menton. Elle fit demi-tour et sortit sans ajouter un mot avant même que Paul, stupéfait, eût le temps de se convaincre qu’il l’avait bien vue faire ce qu’elle avait fait. Elle ferma ensuite la porte… et la verrouilla. Il entendit les pof-shiii s’éloigner dans le couloir, vers le salon. Puis le craquement de sa chaise préférée lorsqu’elle s’assit. Rien d’autre. Pas de télé. Elle ne chantonna pas. Pas de tintement de vaisselle ou d’argenterie. Non, elle se contentait de rester assise là. Assise là en allant très mal.

Au bout d’un moment il y eut un bruit. Il ne se répéta pas, mais il était parfaitement identifiable. Une claque. Une claque sacrément vigoureuse. Et étant donné qu’il se trouvait ici dans la chambre fermée à clef et elle de l’autre côté de la porte dans le salon, nul besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner qu’elle s’était giflée elle-même. Fort, très fort, vu le bruit. Il la revit s’étirer la lèvre, enfoncer ses doigts aux ongles courts dans la chair rose et sensible de la muqueuse.

Il se souvint tout d’un coup de notes sur les maladies mentales qu’il avait prises pour le premier volume des Misery, dont une bonne partie de l’action se déroulait à l’hôpital Bedlam de Londres (Misery s’y était retrouvée, internée de force suite aux intrigues d’une méchante femme maladivement jalouse). Lorsqu’une personne maniaco-dépressive commence à sombrer dans une période de profonde dépression, avait-il écrit, on compte parmi les symptômes de cet état des actes d’autopunition comme des claques, des coups de poing, des pincements, des brûlures avec des cigarettes, etc.

Il eut soudain très, très peur.

 

Misery
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